Le 27 janvier dernier, la Municipalité de Bologne m’a invité à adresser un texte personnel à une assemblée spéciale composée d’élus locaux, de vétérans de la Seconde Guerre Mondiale, de simples citoyens et d’écoliers et de lycéens. J’ai livré mon texte en français traduit simultanément par une excellente interprète. Quatre jours auparavant l’exposition de mon roman graphique était inaugurée au Museo Ebraico di Bologna. Un grand moment d’émotion.
Voici mon texte.
Chers amis, chers tous,
En réalisant La Segunda Generazione, je voulais juste ouvrir une blessure familiale
qui faisait mal depuis très longtemps, la soigner puis la refermer d’une jolie
cicatrice en forme de bande dessinée. Je voulais le faire parce que j’en vais besoin,
besoin de mettre des mots et des images sur une vie qui était la mienne mais aussi
celle de tous les enfants des survivants. J’étais loin de m’imaginer que ce serait le
début d’une incroyable aventure au pays de la mémoire et de la résilience.
J’étais loin de m’imaginer que je serai aujourd’hui à la municipalité de Bologne et
au Musée Juif où mon livre serait exposé pour commémorer la journée mondiale de
la Shoah. Jeudi dernier j’étais au Mémorial de la Shoah de Paris où se tient une
grande exposition consacrée à la Shoah dans la bande dessinée. Plus les années
passent et plus cet art de narration figurative, longtemps considéré comme un
sous-genre de littérature populaire, devient un lieu privilégié du récit mémoriel.
Au moment où je vous parle, mon père qui aura 91 ans en Avril, est à Bruxelles, il
sait que je suis ici parmi vous, il est fier de l’honneur que vous me faites et heureux
que le plus fou de ses rêves dans les années noires de sa captivité dans les Camps
de la Mort, se soit réalisé: sortir vivant, fonder une famille et perpétrer le nom dont
il était le dernier porteur le 11 Avril 1945, jour de sa libération à Buchenwald. Ma
femme Olivia, nos trois fils David, Yonathan et Elie, nos belle-filles Iris et Edna et
nos trois petits-enfants, Emilie, Nina et Léonard qui sont en Israel et à Vancouver,
sont présents auprès de moi avec vous.
Commémorer c’est un peu arrêter le temps, se retourner sur le passé, mesurer ce
qui a été fait mais surtout ce qui reste à faire. C’est maintenir une flamme vive qui
ne doit pas s’éteindre. Il est beaucoup plus facile d’éteindre un feu que de l’allumer.
L’invention du feu a été avec celle de la roue, la plus révolutionnaire de l’histoire de
l’homme. Je porte une flamme en moi, elle guide mes pas dans ma vie d’homme, de
créateur et d’éducateur. C’est la flamme de la tolérance, de l’amour de l’homme et
de la paix. Des valeurs pour lesquelles ma femme m’a appris à me battre. Des
valeurs porteuses d’espoir et d’avenir.
Etre ici aujourd’hui n’est pas anodin. L’Italie a une place particulière dans ma
biographie. Je vais vous l’expliquer.
L’Italie est le pays par lequel mon beau-père, Joseph Alfandari, né à Salonique en
1923, a participé à la reconquête alliée de l’Europe nazie. Il a quitté Paris pour fuir
les arrestations de la Milice et de la Gestapo, afin de rejoindre l’unité grecque de
l’Armée Britannique en Afrique du Nord, a été arrêté par la police franquiste et jeté
en prison à Miranda d’où il est parvenu à s’évader pour traverser la Méditierrannée à
Gibraltar et s’engager dans la RFA comme photographe aérien. Il a photographié
l’Italie du ciel pour préparer le débarquement.
L’Italie est le point de départ de mon premier voyage en Israel. En été 1969, à l’âge
de 15 ans, je suis parti découvrir Israel et travailler dans un kibboutz avec le
mouvement de jeunesse juive socialiste Hachomer Hatzaïr, la Jeune Garde. Dans le
but de nous faire découvrir le pays à partir de la Méditerrannée, comme les
passagers de l’Exodus, nous avons pris le bateau à Venise.
L’Italie est pour moi « Si c’est un homme », le chef-d’oeuvre de Primo Levi écrit
immédiatement après la libération, qui m’a bouleversé et n’a connu le succès qu’il
méritait que quarante ans plus tard. Sans parler de son suicide, sa mort choisie au
summum de sa gloire.
L’Italie c’est aussi « La Vitta e bella » de Roberto Benigni, ce film touchant couronné
d’un oscar mérité. Il y traite la Shoah, le nazisme et le fascisme avec un humour
courageux et libérateur. Mon appartenance à la Deuxième Génération me l’a fait
particulièrement apprécier. Mon père n’a pas aimé. Trop de souffrance lui
empêchant de prendre le recul nécessaire. D’une manière générale les survivants
n’aiment pas les oeuvres de fiction qui parlent des camps. Ils préfèrent les
témoignages et les documentaires.
L’Italie c’est aussi les aventures de Max Fridman, « Rhapsodie hongroise » et « La Porte
d’Orient », racontées et dessinées avec brio par la plume virtuose de mon ami
Vittorio Giardino, auteur de Bologne, mondialement acclamé. Il y fait revivre une
période de Histoire qui me parle parce qu’elle me touche de près. Elle devrait tous
nous toucher puisqu’elle parle de l’Europe d’hier, une période de l’histoire dont
nous vivons les conséquences aujourd’hui et dont nous aurions dû avoir tiré les
leçons. L’avons-nous fait?
L’Italie c’est aussi Rizzolli qui a mis ma petite histoire à la portée des lecteurs du
beau pays en forme de botte. Le lecteur italien peut accéder à ma petite histoire
personnelle qui s’inscrit dans la grande Histoire en racontant la vie d’une petite
famille juive parmi tant d’autres, après la guerre, après la solution presque finale,
avec mes petits cauchemars, avec la soupe qui était meilleure à la maison qu’à
Auschwitz, avec mon père qui seul avait le droit de roter à table car le régime des
camps lui avait donné des ulcères à l’estomac, avec mes résultats scolaires qui
devaient toujours être les meilleurs pour que mon père ait sa vengeance sur Hitler.
Et l’Italie est aussi pour moi Claudio Curcio, directeur du Comicon de Napoli où il
m’a invité à présenter mon livre en 2015, à quelques pas du Vésuve. Et là c’est moi
qui fut en éruption.
Plus de 25 ans après Maus, la bande dessinée prend le relai des témoignages des
survivants et des analyses des historiens et s’empare de ce thème si délicat et
presque sacré pour le mettre à la portée de tous, jeunes et moins jeunes, par le
biais de la fiction et de l’humour, vecteurs avérés de la pédagogie et de l’éducation.
Mon histoire n’a ni de héros ni de super-héros. A part mon père, victime de la
Shoah qui finalement devient héros en retrouvant la parole. Il a à son actif plus de
500 témoignages dans les écoles de Belgique et plus de 40 voyages à Auschwitz-
Birkenau avec des lycéens, mon père qui était sorti brisé des camps de la mort s’est
reconstruit par la parole. Ses témoignages sont devenus sa raison d’être.
Nous vivons une période tendue et instable où la terreur veut dicter les politiques,
où la facho-sphère envahit la toile, où le négationnisme et le révisionnisme
essayent de réécrire l’histoire, où des réseaux sociaux de propagande se déguisent
en sites d’information et où des idées nauséabondes du siècle dernier qu’on croyait
révolues refont surface. Il est plus que jamais crucial d’étudier, de connaître, de
reconnaître, de favoriser le savoir. Quand l’ignorance pousse comme de la mauvaise
herbe sur une terre arrosée de haine on ne récolte que de la violence.
Depuis dix ans je suis membre actif de Cartooning for Peace, une association
internationale fondée par mon ami Plantu, caricaturiste du journal Le Monde. Il a
une jolie phrase que j’aime bien reprendre: avec nos petits crayons nous essayons
de construire des ponts entre les peuples. Je compte parmi mes collègues des
dessinateurs du monde entier, de pays que je ne connais pas ou peu, des créateurs
de cultures et de croyances différentes. Dessiner et débattre avec eux m’enrichit
chaque jour un peu plus, m’ouvre sur le monde et sur l’Homme. Ils sont devenus de
vrais amis, pas juste sur facebook. Tous sont comme moi des combattants de la
paix et de la fraternité et ils sont européens, africains, américains, asiatiques,
chrétiens, juifs, musulmans ou agnostiques. Par delà nos différences, ce qui nous
rassemble et nous porte est notre croyance commune et indéfectible: tous, nous
croyons en l’homme et en la vie.
L’aventure de mon livre qui a commencé longtemps avant sa conception, ne s’est
pas arrêtée au moment de sa parution. Elle se prolonge dans le temps, d’année en
année, de traduction en traduction, de rencontre en rencontre. A première lecture
mon père a été choqué, ne comprenant pas pourquoi j’avais eu besoin d’étaler au
grand jour notre vie familiale. Au fil des années, depuis sa publication en Mars
2012, le livre a fait son chemin entre lui et moi et nous a rapproché. Quand j’étais
gosse à la maison, il ne nous parlait pas, à Khana, Irène, Charly et moi, pour nous
protéger. Et je ne lui posais pas de questions pour ne pas l’attrister, lui qui avait
tant souffert. Le non-dit était notre mode de communication. Le silence notre
protection. Une protection bien illusoire.
Le livre de mon père, « Une adolescence perdue dans la nuits des camps » paru en
2004 n’a pas véritablement ouvert une page nouvelle dans notre relationnel. Certes,
j’étais content pour lui qu’il l’ait écrit et content qu’il existe, car un livre est un objet
qui s’inscrit dans la durée, que l’on peut lire et relire, ouvrir et refermer, poser sur
une table, ranger dans une bibliothèque, offrir ou emprunter. Mais pour mon père
c’était devenu le seul sujet de conversation possible, il ne parlait plus que de ça et
n’écoutait que lui-même, répéter inlassablement son histoire, comme une litanie.
Nous l’écoutions mais il ne nous entendait pas. Mon livre l’a obligé à m’écouter, et à
travers moi mes frère et soeurs. A se rendre compte que son silence ne nous avait
pas protégé et qu’il n’était pas le seul à avoir souffert. Et Charly plus que les autres.
Aujourd’hui, quand il part témoigner dans les écoles et à Auschwitz-Birkenau, il
emmène avec lui son livre mais aussi le mien. Preuve que finalement il y a eu
transmission, qu’il a réussi son travail de mémoire. Il sait que l’oeuvre de sa vie
continuera le jour où il disparaitra. Que mon livre est la prolongation du sien. Que
le travail de la première génération est prolongé par celui de la seconde, qui est
prolongé par celui de la troisième, puis de la quatrième.
En cette journée mondiale de commémoration de la Shoah, c’est la conclusion la
plus belle que je puisse tirer.
Michel Kichka

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