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REGARDS CROISÉS
Mercredi 8 Février 2017 par
Publié dans Regards n°855
Après avoir partagé sur sa page Facebook une caricature de Michel Kichka suggérant une responsabilité du gouvernement Netanyahou dans l’isolement diplomatique d’Israël, le rabbin Delphine Horvilleur a fait l’objet d’insultes et de commentaires haineux l’accusant de traitrise. Alain Granat, journaliste et fondateur de Jewpop, analyse avec elle ce climat de haine et de suspicion qui plane sur les communautés juives francophones.
Comment expliquez-vous qu’un simple post Facebook relayant le dessin d’un caricaturiste belgo-israélien suscite tant de réactions haineuses ?
Delphine Horvilleur Le problème dépasse le cadre du jugement de la politique du gouvernement israélien. Aujourd’hui, certains ne veulent plus laisser de l’espace aux voix alternatives au sein de la communauté juive. Quiconque ne partage pas la « doxa » de la communauté juive et s’exprime publiquement est alors virulemment attaqué. Nous sommes face à une parfaite illustration du communautarisme. Au départ, il s’agissait de dire que personne hors du groupe n’est fréquentable. Ce qui crée une terrible suspicion d’antisémitisme envers l’Autre. Aujourd’hui, ce communautarisme se retourne aussi au sein même du groupe contre tous ceux qui ont une parole critique et d’ouverture à l’Autre et qui deviennent à leur tour également infréquentables. Les arguments sont toujours les mêmes : nous nourrissons l’antisémitisme, nous renforçons la parole antisioniste, nous devons laver notre linge sale en famille, etc. Cela se décline de différentes manières et j’en ai fait les frais en partageant ce dessin de Michel Kichka caricaturant Netanyahou et l’isolement diplomatique d’Israël. Ce simple partage a suscité des centaines de commentaires très virulents, allant jusqu’à m’accuser de traitrise et de copinage avec les ennemis d’Israël. A ces attaques haineuses se sont ajoutés des insultes misogynes (« retourne à tes casseroles », « ta place est à la cuisine »).
Alain Granat Delphine Horvilleur a le profil idéal pour déchaîner les passions des gens qui ont réagi virulemment contre elle sur Facebook. C’est une femme, un rabbin, libéral de surcroît. Elle fait également partie des personnalités médiatiques du monde juif francophone très engagées sur des problématiques non consensuelles. Ce qui m’a interpellé dans les réactions virulentes à son égard réside non pas dans l’hostilité au message que Delphine Horvilleur faisait passer, mais dans leur caractère graveleux, sexiste, et dans cette manière de qualifier de « traître » tout Juif qui a le tort de se prononcer sur une question qui prête à débats. Ce qui peut faire rire en Israël est très mal vu par une majorité de la communauté juive francophone, pour qui toute critique de la politique du gouvernement israélien actuel relève de la trahison et de l’antisémitisme. Comme s’il était impossible d’avoir un débat serein sur toutes ces questions polémiques. C’est pourquoi nous avons décidé de revenir sur ce cas particulier mais représentatif sur Jewpop.
Est-ce un phénomène nouveau ?
A.G. Ce phénomène n’est pas neuf, mais il s’est amplifié sur les réseaux sociaux depuis plusieurs années. On assiste à une radicalisation et à une droitisation d’une frange de la communauté juive, même s’il s’agit d’une tendance lourde qu’on retrouve partout. On a ainsi pu le voir avec le Brexit en Grande-Bretagne, l’élection de Trump aux Etats-Unis et l’inexistence médiatique et politique de la gauche israélienne. Il est intéressant d’observer que ceux qui passent leur temps à se déchaîner sur Facebook pour attaquer ou stigmatiser des personnalités juives progressistes sont surtout des seniors de plus de 50 ans. Non seulement les jeunes ont déserté Facebook pour se rabattre sur d’autres réseaux sociaux comme Instagram, Snapchat et Twitter, mais ils se fichent de tous ces débats qui ne les concernent pas.
Pensez-vous que ce climat haineux soit entretenu par des médias juifs ?
A.G. Oui, mais il faut encore se mettre d’accord sur la définition d’un média. Quand il s’agit de s’informer sur Israël, les sources d’une grande partie du monde juif francophone ne sont pas les journaux ni les magazines de la presse généraliste israélienne diffusée en anglais ou en hébreu, mais les « médias » juifs francophones. J’utilise des guillemets, car ce sont en réalité des blogs ou des sites internet d’opinion gérés par une personne et non pas des organes de presse. Les informations ne sont pas du tout sourcées et les animateurs de ces sites ne sont pas journalistes. A cet égard, l’affaire de la condamnation du soldat israélien ayant abattu un terroriste palestinien illustre parfaitement le problème posé par ces sites et ces blogs. Un groupe israélien d’extrême droite a diffusé un hoax(intox) selon lequel une des juges du tribunal militaire aurait une sœur convertie à l’islam militant en faveur des Palestiniens. Cette intox a été reprise par tous des sites juifs francophones pour exacerber la colère et la haine de leurs lecteurs. Cela a été ensuite massivement partagé sur Facebook, même si certains ont retiré cette fausse info de leur site internet sans la moindre explication quant à son caractère mensonger. Ce phénomène de désinformation est massif. Dès lors que ces sites internet sont majoritairement lus par la communauté juive francophone, il ne faut pas s’étonner qu’elle se radicalise et soit amenée à considérer comme traitre celui ou celle qui ne partage pas ses idées sur Israël et d’autres questions très sensibles qui agitent le monde juif.
Les dirigeants communautaires ont-ils une responsabilité dans cette « hystérisation » du débat au sein de la communauté juive ?
A.G. Sans verser dans la généralisation, il faut reconnaître que certains dirigeants communautaires se font les relais de ces sites d’opinion extrémistes. C’est un problème qui ne se pose pas uniquement lorsqu’il est question d’Israël et du conflit israélo-palestinien. Cela touche aussi les rapports avec les musulmans en Europe. C’est la raison pour laquelle ces sites et ces blogs suscitent de nombreux commentaires racistes. Et lorsque des responsables politiques israéliens viennent alimenter ces discussions en qualifiant notamment de « procès Dreyfus » une Conférence internationale sur la Paix au Proche-Orient organisée par la France, il ne faut pas s’étonner que les commentaires haineux augmentent considérablement.
Ce phénomène illustre-t-il un repli communautaire des Juifs ?
D.H. Comme il existe une défiance importante des Juifs francophones envers les médias généralistes et traditionnels, les blogs des uns et des autres sont devenus la source exclusive de leur information. Ce repli et ce divorce avec la nation les entraine même à divorcer de la vérité et des valeurs démocratiques et juives. En tant que rabbin, ces valeurs sont importantes pour nous d’un point de vue religieux. Si nous, Juifs, nous ne pouvons enseigner l’importance de l’amour du prochain, nous trahissons notre tradition religieuse. Tous ceux qui accusent untel ou untel de traitrise sont précisément ceux qui trahissent la richesse de notre histoire et notre culture.
A.G. On est certes face à un repli, mais il ne touche pas toute la communauté juive. Heureusement, les jeunes sont très peu présents dans ce type de débats. Ce qui est en réalité la bonne nouvelle. Non seulement ces excités des réseaux sociaux sont plutôt âgés, mais ils ne sont pas nombreux. Quand une manifestation contre la Conférence de Paris sur la Paix au Proche-Orient a été organisée aux abords de l’ambassade d’Israël, il n’y avait qu’un millier de personnes dont une immense majorité de seniors ! C’est symptomatique du désintérêt des jeunes pour ce type de militantisme et de positionnement idéologique. Beaucoup de jeunes Juifs se soucient peu de ce type de débats ou ne veulent pas se mêler à ces événements organisés par des institutions communautaires dans lesquelles ils ne se reconnaissent absolument pas.
Cela signifie-t-il qu’on se situe dans une remise en cause des valeurs juives ?
D.H. Oui. Ceux qui m’ont attaquée répètent inlassablement qu’il faut laver son linge sale en famille, soutenir inconditionnellement le gouvernement israélien et ne jamais le critiquer publiquement. Cette façon de penser va à l’encontre même de ce qu’il y a de plus cher dans notre tradition : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Ce principe du Lévitique n’est pas énoncé de cette manière. Le verset complet dit : « Tu seras capable d’adresser des reproches à ton prochain pour ne pas porter sa faute. Et alors, tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Ce qui est beaucoup plus fort et qui nous rapproche de la problématique qui nous préoccupe. L’amour du prochain n’est donc pas inconditionnel dans la tradition juive. Il est conditionné par la possibilité de lui adresser des reproches quand il commet une faute. Ce message est important et il faut impérativement le rappeler à l’intérieur même de la communauté juive. Les tenants du soutien inconditionnel qui mettent chaque fois en avant l’argument de la solidarité communautaire feraient bien de comprendre que l’amour des siens, que ce soit Israël ou les Juifs, dépend de la capacité d’autocritique au sein même de notre communauté. Comme sionistes, nous devons mettre en avant un élément essentiel : la critique du gouvernement actuel participe de notre sionisme et de notre attachement à Israël. C’est même au nom de cet engagement sioniste que je formule cette critique. Face à la dérive nationaliste et fanatique qui emporte une partie de la communauté juive, il va falloir rétablir la nécessité du désaccord et réhabiliter la valeur morale et religieuse de la mahloket (discussion contradictoire) et de la critique, dont nous, Juifs, sommes en principe les champions.

Alain Granatest journaliste et directeur de la publication de Jewpop, le site internet d’humour et politiquement incorrect consacré à la culture juive contemporaine. En 2015, il a publié avec Jonathan Demayo un essai humoristique sur l’identité juive : Comment savoir si vous êtes juif (éd. J’ai Lu).

Rabbin du Mouvement juif libéral de France, Delphine Horvilleur est également journaliste et directrice de la rédaction du magazine Tenou’a. Elle a publié en 2015Comment les rabbins font les enfants (éd. Grasset), une réflexion sur la transmission et l’identité dans laquelle elle montre que la tradition juive ne se renouvelle qu’en étant bousculée et nourrie par sa rencontre avec l’Autre.
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