Ce fut un voyage bouleversant. Wiesel restait pendant des heures, sous une chaleur étouffante, à écouter ces hommes, ces femmes et ces enfants lui parler de leur souffrance. Ses yeux étaient emplis de tristesse mêlée à de la colère de voir cet insoutenable « nettoyage ethnique » se dérouler à peine un demi-siècle après la chute du Troisième Reich.
En Macédoine, j’ai rencontré une ravissante petite fille, Mirena, aux grands yeux brillants. Souriante et rieuse, elle m’a pris la main pour m’entraîner à travers le camp, ne semblant pas consciente de cet environnement lugubre. Nos adieux ont été déchirants. J’aurais tellement aimé la ramener avec moi à Washington! Ce soir-là, j’ai longuement pleuré, réalisant que Mirena avait le même âge que la petite Frieda, ma tante, quand elle a été mise dans un wagon à bestiaux, pour périr dans une chambre à gaz, avec ma grand-mère, en 1941.
Dix ans après ce voyage dans les Balkans, une délégation assez surprenante s’est rendue à Auschwitz, par un jour glacial de février 2011, sous les auspices de l’UNESCO. Sa mission était de promouvoir la tolérance et le dialogue parmi les trois grandes religions monothéistes. Devant les ruines des chambres à gaz et des crématoires, j’ai été saisie d’émotion quand cette assemblée de cardinaux, de grands rabbins et d’imams, mettant de côté leurs différences spirituelles et politiques, s’est mise à prier, ensemble, le même Dieu abrahamique.
Le témoignage le plus puissant de la journée émana d’un musulman, le Grand Mufti de Bosnie, Mustafa Ceric: « Je suis venu ici pour voir de mes propres yeux le mal que les humains peuvent infliger aux humains, et pour dire que ceux qui nient les génocides d’Auschwitz ou de Srebrenica commettent eux-mêmes des génocides.« Aujourd’hui, alors que la violence se répand à travers le monde, visant les civils les plus vulnérables de toutes les croyances, sa déclaration résonne encore plus fort.
* * *
Elie Wiesel et Samuel Pisar, liés par une profonde amitié et leur tragédie commune, ont eu des parcours très différents. Elie est né en Roumanie d’une famille très pratiquante. Il l’est resté, et a consacré sa vie à l’écriture et à l’enseignement. Mon père, lui, a vu le jour en Pologne dans une famille libérale et assimilée. Après quatre ans dans les camps, sa relation avec le Tout-Puissant est devenue plutôt tumultueuse et c’est à travers sa carrière d’avocat qu’il a milité pour les droits de l’Homme.
Chacun avec sa propre voix s’est consacré à implorer l’humanité de ne jamais répéter les mêmes erreurs. Malgré tout ce qu’ils ont enduré, Wiesel, Pisar mais aussi Simone Veil et d’autres survivants de ces indicibles violences ont conservé une grande foi dans l’humanité. Leur disparition signale le crépuscule d’une ère. Et elle m’emplit d’une profonde tristesse mêlée d’inquiétude.
L’inquiétude, comme l’a écrit mon père, que « nous, les rescapés de la plus grande catastrophe jamais déchaînée par l’homme contre l’homme, disparaissons maintenant les uns après les autres. Bientôt l’Histoire se mettra à en parler, au mieux, avec la voix impersonnelle des chercheurs, des intellectuels et des romanciers. Au pire, avec celle des démagogues, des provocateurs et des négationnistes. Ce processus est déjà bien amorcé. » Maintenant qu’ils ne sont plus là pour témoigner, c’est à nous, leurs enfants, de parler et d’être vigilants.
Hélas, nous ne sommes pas au bout de nos peines.
La semaine précédant le départ d’Elie Wiesel, l’Angleterre a voté sa sortie de l’Europe; des carnages terroristes ont tué des centaines de personnes à travers le monde; et, aux Etats-Unis, Donald Trump a encore aiguisé son discours xénophobe.Ces événements, et la folie populiste qui semble séduire les électeurs de part et d’autre de l’Atlantique, comporte des échos inquiétants des années 1930.
La musique a toujours fait partie de l’existence de mon père, depuis sa plus tendre enfance. Mais il n’est devenu interprète que bien plus tard, grâce à ma mère, qui l’a entraîné dans son univers artistique. C’est ainsi qu’il a écrit l’une de ses plus belles œuvres, le livret de la Symphonie n°3 de Leonard Bernstein, Kaddish, et l’a narré avec certains des plus grands orchestres du monde.
Je vous en livre un bref extrait:
« Quel est mon message,
Si ce n’est que l’homme,
Bien que doté de la liberté de choisir
Entre le bien et le mal,
Reste capable du pire, comme du meilleur,
De la haine, comme de l’amour,
De la folie, comme du génie.
Qu’à moins que nous n’apprenions les leçons du passé
Et épousions les vraies valeurs morales chères aux grandes croyances,
Qu’elles soient sacrées ou laïques,
Les horreurs du passé rejailliront
Pour assombrir nos rêves d’un avenir meilleur
De paix, de liberté et de prospérité pour tous. »
C’est à nous, aujourd’hui, de transmettre cet avertissement si puissant à l’humanité.
Merci de nous faire partager ce magnifique texte. Puisse Samuel Pisar être entendu…tout est dit.
Merci. Pour ce texte prenant. Et pour votre dessin, bon résumé de cette tristesse: vieillir, un naufrage. Admiration, quand même intacte, pour le cinéaste-âme de «Shoah».